Madame la Présidente de l’Université Jean-Monnet
Fait à Saint-Etienne, le 19 octobre 2020
Objet : Lettre ouverte au sujet de l’avenir de l’université de Saint-Etienne
Madame la Présidente,
Lors de notre notre rencontre, dans vos bureaux, le 29 janvier dernier, nous avions évoqué votre projet d’université-cible. Depuis il n’a suscité aucun engouement mais une désapprobation de plus en plus forte ici à Saint-Étienne mais aussi à Lyon.
Le projet de fusion de l’université de Saint-Étienne avec un ensemble d’établissements universitaires lyonnais est un projet d’une autre époque. La recherche de ce gigantisme dans l’espoir d’économies d’échelle, et surtout d’un surcroît de notoriété, n’est qu’une illusion. Madame la Présidente, depuis la présidence de Khaled Bouadallah, l’université stéphanoise avance à marche forcée vers cette fusion sans concertation, et sans le consentement ni de son personnel, ni de ses étudiants, ni de la population stéphanoise dans son ensemble. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que ce projet suscite la fronde d’aujourd’hui. Il est temps de ralentir, de respirer et de réfléchir.
Le prétexte, l’alibi dans le cas présent, c’est d’accéder à un Graal, celui de l’IDEX. Mais cette stratégie surannée est-elle encore pertinente, si elle l’a jamais été ? Force est de constater que nous sommes très nombreux à penser que non, et pour plusieurs raisons dont une essentielle : Saint-Etienne n’est pas Lyon. Les intérêts des uns ne sont pas nécessairement les intérêts des autres, comme nous le constatons d’ailleurs avec le renoncement de plusieurs établissements lyonnais.
Cette dépossession vient après un grand nombre de renoncements stéphanois, comme l’abandon d’une grande part de la gouvernance économique à l’ADERLY lyonnaise, la fusion-absorption de l’Ecole de commerce dans l’EM-Lyon et celle de l’ENISE dans l’Ecole Centrale lyonnaise…
Un centre décisionnel transféré à Lyon doit faire craindre qu’au mieux l’Université de Saint-Etienne devienne une entité d’appoint, supplétive, pour atteindre une taille critique hypothétique. La prise en compte des spécificités d’un territoire ne pèsera rien vis-à-vis des critères du classement de Shangaï, dont personne n’a encore démontré une quelconque utilité éducative pour Lyon et Saint-Etienne.
Pourquoi Saint-Etienne accepterait-elle de passer par les fourches caudines de critères éculés, édictés par d’autres, imposés par d’autres, sans aucune véritable garantie du principe de subsidiarité ?
La diversité des universités nous semble essentielle et porteuse d’approches originales, et en tout cas de plus de créativité, ce qui manque cruellement par les temps qui courent. Vous comprendrez dans ces conditions que nous soyons attentifs à ce que l’université de Saint-Etienne, ressource dynamique et incontournable de talents locaux d’ores et déjà largement reconnus au plan national comme international, reste au service du territoire qui l’a créée et qu’elle contribue ainsi largement à conforter.
Pour nous, durant le sursis accordé à notre université, aucune des craintes nées du rejet du projet actuel n’a été levée.
Pourquoi l’Ecole Normale Supérieure de Lyon a-t-elle obtenu le seul statut particulier d’établissement-composante, lui permettant de conserver à la fois sa personnalité juridique et morale et ses dotations pré-affectées en personnel et en budget ? L’ENS-Lyon, c’est 2 300 étudiants, l’université de Saint-Etienne 20 000, l’université Jean-Moulin 29 000 et l’université Claude-Bernard 47 000. Comment admettre que 2 300 étudiants bénéficient d’un traitement de faveur en regard des 96 000 autres ? Il y a là une grave inéquité qui disqualifie le projet dont vous tentez d’assurer la promotion.
L’entrée dans l’établissement expérimental est présentée comme un préalable absolu à l’obtention du label Idex, mais rien ne garantit que le jury Idex accorde son label une fois la fusion établie. Il se pourrait donc que l’Université stéphanoise perde son identité pour rien à l’issue du processus. Sans compter que les financements Idex, qui certes sont loin d’être négligeables sur le volet recherche, ne pèsent dans l’état actuel des choses que 0,8% du budget de notre université. Un bilan coûts/bénéfices bien modeste. Lors du Plan Campus, l’université de Saint-Etienne est entrée dans le Pôle Régional de l’Enseignement Supérieur pour finalement obtenir bien peu de gains fléchés pour les besoins du PRES lui-même, et encore moins pour Saint-Etienne.
Que vont devenir les personnels stéphanois, notamment administratifs et techniques, dans ce processus de fusion ? Peut-on sérieusement imaginer que ce processus n’ait pas comme objectif de réduire les effectifs, en supprimant ce qui apparaîtra, vu du centre décisionnel, comme des doublons ? Depuis plusieurs années, les fusions successives de laboratoires de recherche entre Saint-Etienne et Lyon ont été marquées par le départ de chercheurs stéphanois à Lyon. Le Comité Technique a voté contre la fusion. Le CHSCT ne s’est pas prononcé car il a demandé un audit sur ce que pourraient être les conséquences de la fusion, et cet audit a été refusé et ne sera réalisé qu’après la fusion.
Une étude publiée en 1999 par l’institut KPMG (Unlocking Shareholder Value : The Kees To Success, de John Kelly, Colin Cook et Don Spitzer) montre que, dans le monde de l’entreprise, 83% des opérations de fusions/acquisitions n’atteignent pas leur objectif, qui est de « créer de la valeur » pour les actionnaires.
Certes, nous ne sommes pas dans le monde des affaires. Nous n’avons pas de dividendes à verser à nos actionnaires, mais nous sommes les obligés de toutes nos étudiantes et de tous nos étudiants. Notre valeur ajoutée vis-à-vis d’eux toutes et tous s’appuie sur notre attractivité internationale, sur l’excellence de notre recherche et de nos formations. Votre projet de fusion n’est en rien la garantie du maintien de l’excellence de ce niveau. On peut même redouter qu’il le remette en cause tant les conditions initiales d’une fusion au forceps, ont toutes les chances d’en hypothéquer la prétendue efficacité. Il n’est qu’à voir l’effet que les Groupements Hospitaliers Territoriaux ont produit sur le fonctionnement des hôpitaux, ou celui que la constitution de méga-régions a généré à l’échelle de la gouvernance des territoires.
Le découpage en pôles aboutit à la création de blocs parfois homogènes, en particulier dans le domaine des sciences dures (Biosciences et sciences pharmaceutiques, Santé humaine, Management et sciences actuarielles, Droit), mais que dire du pôle Sciences et humanités, qui apparaît comme le fourre-tout rassemblant tout ce qui ne pouvait entrer ailleurs ? On y trouve les lettres, les langues, la sociologie, l’économie, la géologie, l’histoire, la philosophie… En outre, ce fonctionnement en pôles/silos fait fi des partenariats déjà noués par de nombreux laboratoires et sections scientifiques avec des établissements hors de l’Université de Lyon, sur la base d’une longue histoire commune, au risque de briser des dynamiques enclenchées et très prometteuses. Pour en rajouter, actuellement dans les sciences humaines, les pôles de recherches les plus efficaces, les plus inventifs, sont ceux qui travaillent de manière transversale.
L’un des grands atouts de l’université de Saint-Étienne, régulièrement plébiscité par ses étudiants, est de pouvoir bénéficier d’une dimension humaine qui conduit à ce que les décisions soient prises au plus près de leurs attentes, tant en termes pédagogiques qu’administratifs. Or, même avec la création d’un « Campus stéphanois », le déplacement du centre de décision brisera cette proximité dont les soubresauts de la crise du coronavirus nous rappellent à quel point elle est consubstantielle à toute relation authentiquement humaine. Par ailleurs, Saint-Etienne étant une ville nettement moins favorisée sur le plan de sa structure sociale, il est impératif qu’elle puisse conserver grâce à son université cette pédagogie adaptée, qui lui permet de jouer son double rôle d’excellence et d’ouverture à tous les publics.
La crise actuelle a poussé grand nombre de dirigeants à réaffirmer la prépondérance du principe de subsidiarité : la responsabilité d’une action publique incombe en priorité à l’entité compétente la plus proche de ceux qui sont directement concernés par cette action. Les 22 000 étudiants et personnels de Saint-Etienne (près de 13% de la population de la commune), doivent demeurer à proximité immédiate du centre de décision qui affectera les moyens adaptés à leurs besoins. Quant à la Métropole, la déposséder de la maîtrise de ce pôle essentiel à son développement, c’est la mettre en danger alors que toutes les autres villes universitaires de la région (Lyon, Grenoble, Clermont-Ferrand, Chambéry) vont conserver leur autonomie, et alors même qu’elle est la plus fragile de ces villes par sa structure sociale (plus faible proportion de CSP+, plus forte proportion de pauvres, plus forte proportion de seniors).
Notons au passage que si Saint-Etienne devait perdre son université, elle deviendrait la seule ville de cette dimension à ne pas en être dotée, alors que des villes moins peuplées conserveraient les leurs (Toulon, Grenoble, Le Havre, Angers, Le Mans, Dijon, Besançon, Clermont-Ferrand, Mulhouse, Poitiers, Brest, Chambéry, Nîmes, Caen – voire Vannes, Pau ou Corte !).
Comme le remarque justement le laboratoire Lasaire, qui a joué un rôle éminent dans le rayonnement scientifique du territoire, il est choquant que le projet de statut de l’Université de Lyon n’évoque les partenariats avec le « monde économique » que sous la forme de l’intégration de représentants du MEDEF et de la CPME au sein de différents conseils, sans jamais mentionner une quelconque référence aux syndicats de salariés, comme si les représentants du patronat étaient les seuls légitimes pour parler du monde du travail et des relations entre entreprises et établissements d’enseignement supérieur. A l’heure où même le MEDEF admet que les « parties prenantes » (travailleurs, clients, fournisseurs, riverains, collectivités territoriales) ne peuvent plus être délaissées au profit des seuls actionnaires, c’est un point aveugle bien inquiétant. L’université stéphanoise participe de la réussite de plusieurs pôles industriels locaux comme le pôle médical et le pôle optique, et avec la fusion-absorption plusieurs milliers d’emplois pourraient se trouver menacés à Saint-Etienne. Pour quelques points hypothétiques dans un classement contestable, on a du mal à comprendre.
Les « Grands projets inutiles » issus des Trente Glorieuses ont trop souvent montré leur absence de résultats probants. Ce projet de fusion sera lui aussi à classer sur les rayons des « éléphants blancs », ces projets qui n’existent que pour servir la notoriété de leurs promoteurs. Le caractère bureaucratique de ce monstre en gestation laisse déjà augurer le pire. Sans doute peut-on faire le pari que seuls les établissements ayant conservé la réactivité, la souplesse, l’adaptabilité qui leur permettront d’interagir subtilement avec leurs parties prenantes, seront à même de s’épanouir avec efficacité dans un monde rendu chaque jour plus incertain.
Madame la Présidente, comme beaucoup de Stéphanois(es), nous ne sommes pas convaincu(e)s de l’utilité du projet que vous poursuivez. Il ne répond pas aux impératifs de développement équilibré d’une grande métropole comme Saint-Etienne, aux besoins de son économie comme aux attentes de sa population. Nous vous demandons donc de le revoir complètement, en concertation avec les Stéphanois, ou de l’abandonner.
En restant à votre disposition, nous vous prions d’agréer, Madame la Présidente, l’expression de notre considération.
Germain Collombet Président du groupe Le temps de l’écologie
Jean Duverger, Danielle Teil, Olivier Longeon, Julie Tokhi
Conseillere municipaux et métropolitains écologistes